Ivo ANDRIC
Il a fallu qu’Andrić force énormément le destin pour cet enfant pauvre, né en Bosnie-Herzégovine, perdu dans le mélange des confessions orthodoxe, musulmane, juive et catholique (c’était le cas de sa famille). Orphelin de père mort de tuberculose, étudiant en histoire, philosophie et littérature à Vienne, membre de l’organisation politique clandestine Mlada Bosna (« Jeune Bosnie») combattant pour que la Bosnie, annexée par l’Empire habsbourgeois, soit attachée à la Serbie, arrêté et emprisonné par la policer austro-hongroise après l’attentat de Sarajevo en 1914, Andrić publie son premier livre, Ex ponto, prose fragmentaire élégiaque, en 1918, puis des recueils de nouvelles à partir des années 1930, et devient diplomate du Royaume de Yougoslavie.
En suivant la stratégie d’autres littérateurs-diplomates, comme l’étaient dans sa génération Milan Rakić, Jovan Ducić, Rastko Petrović et Miloš Crnjanski en Yougoslavie, ou Saint-John-Perse, Paul Morand et Paul Claudel en France, Andrić s’est trouvé aussi, grâce à son engagement littéraire universaliste, parmi les écrivains-diplomates au chemin facilité vers une consécration littéraire mondiale. Le discours du premier lauréat des Balkans et de la nouvelle République de Yougoslavie, a des accents existentialistes de Kierkegaard, écrivain qu’il a lu en traduction allemande, en prison pendant la Première guerre mondiale : « Etre un homme, être né sans le savoir, sans l’avoir voulu, être jeté dans l’océan de l’existence. Être obligé de nager, d’exister. Porter une identité. Résister à la pression environnante, à tous les chocs, aux actes imprévisibles et imprévus – les nôtres et ceux d’autrui -, qui si souvent dépassent nos forces. Et, au plus, endurer sa propre pensée sur tout cela. En un mot, être un homme… », (Manuscrit en français de 1961, cité à la page 38).
En République Fédérale Socialiste de Yougoslavie, Andrić a eu droit à toutes les compensations car, à la différence de Crnjanski et Rastko, émigrés pathétiques suivant la cour royale de Yougoslavie pendant la Deuxième guerre mondiale, l’ancien ministre plénipotentiaire de la diplomatie à Berlin (1939-1941) est rentré et resté dans son pays, se consacrant dans un Belgrade occupé par les nazis, au travail taciturne de ses deux romans historiques. Sa mission a été de donner la voix aux peuples, en dépassant le sentimentalisme personnel de son tout premier ouvrage, Ex ponto, composé pendant l’exil de juin 1914 à mars 1915 et publié à la fin de la Première guerre mondiale, en 1918.
Ce n’est pas le seul point de différence entre Andrić, Rastko et Crnjanski. Alors qu’Andrić choisit de ciseler la prose d’une facture très classiciste, sur le modèle du roman historique européen d’un Roger Martin du Gard ou d’un Thomas Mann, Rastko déstructure le genre en étudiant à la Bibliothèque Nationale de France l’histoire d’anciens Slaves et les rendant contemporains du style littéraire cubiste. Crnjanski, quant à lui, publia son roman fragmentaire Journal de Carnojević, en évoquant d’emblée la guerre où il a brûlé, tel un « Casanova consommé par l’amour ». Cette version sera autocensurée dans la 2ème édition… Cette autocensure moralisante de Crnjanski pendant sa carrière diplomatique dans les années 1920, l’amène aussi vers une épopée historique sur les migrations du peuple serbe pendant les expéditions punitives de la Porte Ottomane au XVIIIe siècle… Le fait souligné par Jelena qu’Andrić «a grandi dans un espace peu sûr et dans les temps mouvementés, dans une région, la Bosnie, qui a vécu l’agonie de l’empire ottoman, à la frontière de civilisations et de cultures différentes, dans une atmosphère pessimiste créée par les agitations qui ont précédé la Première Guerre mondiale» (p. 22), est une mise historique et biographique nécessaire. Tout d’abord, elle permet d’appréhender l’intérêt d’Andrić pour la littérature de voyageurs français – Stendhal, par exemple, qui se dit « rapproché du Banat » - au nord de la Serbie - parce qu’il ne croit pas que Paris est le plus fertile pour étudier les mœurs et les langages sauvages… Jelena note aussi qu’Andrić a consigné dans ses cahiers d’autres témoignages de voyageurs français sur les pays balkaniques. Ensuite, la tonalité prédominante d’un Andrić moraliste soucieux provient de ses études des moralistes français du XVIIe siècle.
L’absence du père qu’il ressent comme traumatisme dès sa deuxième année, l’indigence et la précarité de la vie, donneront à jamais cette tonalité nostalgique, mélancolique, d’un désespéré qui cherche la bile noire des écrivains français introspectifs des XIX et XX siècles. Sans sa mise au point préalable de la vie-œuvre d’Andrić, on serait resté sur des constatations un peu vagues sur le dénouement absolu de l’écrivain pendant «la première Guerre et la seconde Guerre Mondiale » (pages 20 et 50)… Ce sera dans l’énorme livre posthume, les à-côtés fragmentaires, chroniques de voyages et d’observations au coin des rues et au coin du feu, Znakovi pored puta (« Signes à côté… », ou « …au bord du chemin », 1980), qu’Andrić donne voix à ses fantômes de misère matérielle, tristesse d’un corps célibataire. Il l’a fait souvent par l’intermédiaire de ses alter-egos – les voix de la souffrance, soit qu’elles viennent d’un peuple martyre, ou d’écrivains qui ont trempé dans la souffrance. Sa prédilection intime va aux suicidés : Gérard de Nerval qui appelait ses accès de folie, « les papillons noirs », à Henri de Montherlant («mon ami Montherlant», dit-il), voire à l’anarchiste littéraire inimitable Léon Bloy, solitaire des Glaciers Roses. Or, l’hypothèse sur une continuité ininterrompue des esprits, l’illusion d’après laquelle Andrić aurait écrit dans une ligne continue, ou que son écrit transformerait les citations, ne peut pas tenir qu’au fil des lectures comparées. Léon Bloy, comme assoiffé de sang, peut écrire seul qu’il admire l’incendie d’un théâtre à Chicago, ou qu’il jubile à la mort de Pierre Curie... En recopiant ces paroles, Andrić donne peut-être la voix à une inclination sauvage qu’il a appris à dominer. Mais il craint le suicide de Montherlant, et se fait l’écho pathétique de la disparition de l’écrivain « viril » dont il consigne les phrases cyniques sur le mariage (l’ancien symbole biblique misogyne de femme-serpent, confronté à l’image naïve des hommes hébétés qui « n’en sont pas conscients »).
Andrić décrit souvent des couples de jeunes hommes et femmes beaux et heureux, puis de filles vieillissantes – mais jamais d’hommes qui vieillissent ! (Carnets dans les Signes au bord du chemin)… Par ailleurs, Jelena Novaković cite à un moment Sreten Marić, philosophe et préfacier serbe de Rimbaud : il y avait en Andrić « une impulsion explosive cachée qu’il a réussi à discipliner » (p. 103). Les problèmes de continuité et de discontinuité sont la tension principale qui anime l’œuvre d’Andrić ainsi que l’interprétation de Jelena Novaković. Les notes qu’un écrivain prend au cours de ses lectures sont par définition discontinues. Tout d’abord, pour approcher « ce genre littéraire qui se présente comme une transposition formelle de la discontinuité, qui commence à préoccuper les moralistes français vers la fin du XVIe siècle », Jelena Novaković accuse « le sentiment de la discontinuité qui imprègne les fragments méditatifs d’Andrić » (p. 19). Mais ensuite elle semble être tentée d’y voir une seule pensée, tombant sous l’illusion de continuité d’une écriture que l’auteur prolonge des années 1930 aux 1970.
L’illusion se disperse quand l’un des grands invités, Joseph Joubert, proclame sa profession de foi, en se réclamant de Montaigne : « Je suis, comme Montaigne, impropre au discours continu ». Jelena commente : « le problème de discontinuité y occupe la place la plus importante » (p. 61). Le jeune Georges Pérec, à l’époque auteur d’une version épique ambitieuse sur l’attentat de Sarajevo, a résolu le problème de cette discontinuité en affirmant d’abord que Le pont sur la Drina d’Andrić « ne ressemble à rien de ce que nous avons l’habitude de connaître », ensuite que, en songeant aux recueils des contes comme les Mille et une nuits ou les Contes d’Alhamba de Washington Irving, « jamais (un) recueil de contes… n’a possédé une telle continuité ». C’est en tant que conteur fabuleux qu’Ivo Andrić acquiert son bréviaire d’écrivain passe partout.
La vertu de l’ouvrage de Jelena Novaković réside dans le fait qu’elle a tiré les conclusions de l’œuvre publiée, mais qu’en montant sur le « grenier » d’Andrić pour glaner les pensées fragmentaires qu’il consignait dans les cahiers entre 1933 et 1970, elle a aussi suivi les intuitions de l’œuvre potentielle de l’écrivain.
Branko ALEKSIĆ
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Ivo Andric est né en Bosnie dans une famille croate, le 9 octobre 1892. Diplomate avant la guerre, il se consacre à la littérature dès 1945, date à laquelle il prend la nationalité Serbe et s'installe à Belgrade. En 1961, il est lauréat du Prix Nobel de littérature. Son œuvre romanesque a été traduite en plus de 40 langues. Il meurt le 13 mars 1975 à Belgrade.
Œuvres d’Ivo Andrić (traduites en français) : La Chronique de Travnik (Travnička kronika), Club Bibliophile de France, 1956. Réédition Le Serpent à plumes, 2005. Le Pont sur la Drina (Na Drini ćuprija), Plon, 1956. Réédition Le Livre de poche, 1999. La Cour maudite (Prokleta avlija), Stock, 1962. L’Éléphant du vizir : récits de Bosnie et d'ailleurs (Priča o vezirovom slonu), Unesco, 1977. Réédition Le Serpent à plumes, 2002. Au temps d’Anika (Anikina vremena), recueil d’histoires, L’Âge d’Homme, 1979. La Soif (Žeđ) et autres nouvelles, L’Âge d’Homme, 1980. La Demoiselle, Robert Laffont, 1987. Inquiétudes (réunit les traductions de Ex ponto, Nemiri et Lirika), Éditions du Griot, 1993. Omer Pacha Latas, Belfond, 1993. Signes au bord du chemin (Znakovi pored puta), (posthume), L’Âge d’Homme, 1997. Titanic et autres contes juifs de Bosnie, Belfond, 1987. Réédition Le Serpent à plumes, 2001. Contes au fil du temps, Le Serpent à plumes, 2005. Mara la courtisane et autres nouvelles (Mara milosnica), Belfond, 1999. Contes de la Solitude (Kuća na osami), L’Esprit des péninsules, 2001. Réédition Le Livre de poche, 2006. Innocence et châtiment (nouvelles extraites de Les enfants), Éditions Complexe, 2002. Visages (Lica), Phébus, 2006. La Naissance du fascisme, essai, éditions Non Lieu, 2012.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44 |